La préservation de la fertilité féminine serait-elle superflue en cette période de Covid ? Ce semble être le cas aux yeux de l’Agence de Biomédecine (ABM). Au début de l’épidémie, l’Agence a conseillé de suspendre tous les actes d’assistance médicale à la procréation (AMP) puis, le 25 mars, de ne pas « conduire la conservation d’ovocytes et de tissus germinaux« . Et l’Agence de Biomédecine ne fait aucune exception. Même pas pour les femmes atteintes de cancer qui doivent démarrer une chimiothérapie pouvant les rendre stériles. Le caractère urgent n’est pas remis en cause. L’ABM le reconnaît. Elle base simplement son avis sur le sempiternel rapport bénéfice/risque en faveur d’une protection des malades face au Covid. L’ABM mentionne toutefois que des concessions sont possibles pour les « cas très particuliers », sans donner plus de détails, laissant l’appréciation de ces « cas » aux professionnels de santé. Une libre interprétation qui crée les conditions idéales pour des disparités dans la prise en charge et des inégalités de chances.
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La fertilité des femmes en second plan
Certaines Agence régionale de santé (ARS) ont choisi d’appliquer cette préconisation à la lettre. Parmi lesquelles les ARS d’Ile-de-France (IdF) et Grand-Est. Le Pr Grynberg, chef de service de Médecine de la Reproduction et Préservation de la Fertilité à l’Hôpital Antoine Béclère (Clamart, Hauts-de-Seine), a été contraint de se plier à cette décision. À contre cœur. « On se bat depuis des années pour faire en sorte que la préservation de la fertilité soit partie intégrante des traitements anticancéreux. C’était un signal particulièrement mauvais qui était donné : en gros, on nous disait que la préservation, on s’en fout. »
Une inégalité régionale
Une décision qui lui parut d’autant plus questionnable que la France fait figure d’exception. Ni l’Italie, ni l’Espagne ne sont arrivées à de telles extrémités. « Les sociétés savantes européenne (ESHRE) et américaine (ASRM) préconisent de ne pas générer de nouvelles grossesses mais elles n’interdisent pas de conserver des ovocytes ! » s’insurge le Professeur.
Le Pr Grynberg ne décolère pas. Et quand le spécialiste de la fertilité apprend que ses collègues de Hauts-de-France, région voisine, sont autorisés à continuer leur activité, c’est la goutte qui fait déborder le vase. « Qu’on l’autorise là-bas et pas chez nous, c’est injuste. C’est une vraie perte de chance pour nos patientes. Comment leur expliquer qu’à 1 heure de train de là, elles pourraient faire congeler leurs ovocytes ? Ce n’est pas simple à accepter. Pour nos patientes, c’est la sanction du don d’ovocyte absolu. Je ne dis pas que la préservation fonctionne à chaque fois ou qu’on ne peut pas tomber enceinte après un cancer – mais au moins, on leur donne une chance supplémentaire ! »
L’ARS Ile-de-France fait marche arrière face à la colère des oncologues
Le Pr Grynberg monte au créneau. Il mobilise ses collègues de l’AP-HP et harcèle l’ARS IdF. « C’est fou de devoir déployer autant d’énergie pour quelque chose de logique. » Le 16 avril, l’ARS revient sur sa décision : « L’ARS a cependant décidé, dans un second temps, d’autoriser à nouveau ces actes suite à une nouvelle demande d’oncologues et au desserrement sur les réanimations. Cela nécessite tout de même un aménagement particulier et des mesures à prendre qui ne seront pas forcément réalisables en fonction de l’organisation du moment par tous les établissements de santé autorisés à la préservation de la fertilité au vue du contexte épidémique », nous a-t-on expliqué.
Même si les prélèvements d’ovocytes ou de tissu ovarien nécessitent en moyenne 3 consultations de contrôle et un passage au bloc, cet aménagement ne devrait pas être très difficiles à mettre en œuvre selon le Pr Grynberg : « On a arrêté tout acte d’AMP depuis des semaines. Nos salles d’attente sont vides. On peut étaler les rendez-vous de nos patientes pour faire en sorte qu’elles ne se croisent pas. »
Une perte de chance pour des dizaines de malades
Reste que pendant ces semaines d’atermoiements, une dizaine de patientes du Pr Grynberg n’a pu bénéficier d’une préservation de fertilité. « Au niveau de la région Ile-de-France, je dirais qu’entre 50 et 100 personnes, hommes et femmes confondus, ont dû être dans le même cas », estime le Pr Grynberg. Faute de mieux, ces femmes se sont vu proposer un blocage ovarien, destiné à protéger leurs ovaires des effets toxiques de la chimiothérapie. « Mais ce n’est pas une bonne méthode de préservation de la fertilité. En général, on ne la propose pas seule ou uniquement aux femmes qui ne veulent pas recourir à une méthode invasive », explique le Pr Grynberg.
La réimplantation toujours suspendue
Si le Pr Grynberg est heureux de pouvoir à nouveau proposer à ses patientes de conserver leurs ovocytes, il n’en oublie pas les habitantes de la région Grand-Est, qui n’a pas levé d’interdiction. Ni les femmes qui attendent de pouvoir utiliser leurs gamètes congelées. Comme Marie-Cécile, 38 ans au moment du diagnostic de son cancer hormonodépendant et génétique. Sous tamoxifène, elle a attendu 4 ans avant que son oncologue ne lui permette de faire une pause dans son hormonothérapie et enfin réaliser son projet d’enfant. La première consultation avec son centre d’AMP était prévue au 10 mars. Elle a été reportée au 4 mai. Mais Marie-Cécile pourrait attendre davantage pour une réimplantation.
«C’est une vraie perte de chance pour nos patientes»
Les actes pouvant générer une grossesse par AMP sont en effet toujours stoppés jusqu’à nouvel ordre. Quelle que soit la région. « Les femmes enceintes sont plus à risque face aux infections virales, nous a expliqué l’ARS IdF. Au cours du 3ème trimestre de la grossesse, elles ont un risque accru de développer une forme sévère de la maladie liée au Covid-19. À cette date, l’existence d’une transmission intra-utérine de la mère à son enfant pendant la grossesse n’a pas été ni prouvée ni infirmée. » La balance bénéfice/risque serait donc en faveur d’une protection des femmes enceintes et du fœtus.
Un risque pour les femmes qui ont arrêté leur hormonothérapie
Discutable, selon le Pr Grynberg : « Les recommandations européennes et américaines disent que, pour les cas où la perte de temps représente une perte de chance, il faut continuer. Ce qui est le cas des femmes à qui on arrête l’hormonothérapie. Une femme à qui on aura arrêté son tamoxifène pendant 6 mois “pour rien”, on lui aura fait perdre 6 mois : c’est faire courir un risque non négligeable à des femmes qui peuvent récidiver. Pour moi ce sont des cas d’urgence car il y a une vraie perte de chance face à une rechute potentielle. Il faudrait ré-autoriser les AMP pour ces femmes. »
L’Agence de Biomédecine travaille actuellement sur le sujet en collaboration avec les sociétés savantes françaises. Espérons que la cause des malades de cancer soit entendue.
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Emilie Groyer