Jeudi 6 février 2020, 9 h 30. L’ablation d’une tumeur rénale est en cours au bloc du CHU Pellegrin, de Bordeaux. Presque entièrement caché sous un drap stérile, le patient est profondément endormi sur la table d’opération. Une forêt d’écrans suspendus dans la pièce l’entourent. L’un d’entre eux affiche ses paramètres physiologiques. D’autres retransmettent en temps réel les images filmées par la caméra qui a été introduite dans son corps via une des six minuscules incisions pratiquées dans son abdomen. Imposant, un robot déploie au-dessus de lui ses immenses bras articulés, soigneusement emballés de plastique stérile. Quatre infirmières s’affairent tout autour, dans un ballet millimétrique. Un peu plus loin, le Pr Jean-Christophe Bernhard se tient, lui, assis (et en chaussettes !) devant une console semblable à celle d’un jeu d’arcade vintage.
Une pièce unique fabriquée en dix heures
La tête penchée sur un écran qui restitue ce que filme la caméra située à l’extrémité de l’un des bras du robot, le professeur fait bouger, du bout des doigts, de petites molettes partiellement mobiles, qui ont la taille d’un dé à coudre. Mus par ces mouvements agiles et minutieux, les bras du robot actionnent les instruments opératoires introduits dans le corps du patient via les six incisions situées sur son flanc. Ce sont les infirmières qui se chargent de préparer et d’introduire au fur et à mesure les sondes, les clamps, l’eau, le fil, etc. nécessaires à l’opération. L’équipe, qui réalise plus de 130 interventions de ce type chaque année, est parfaitement rodée.
De la haute couture
Chacun sait quelle étape va suivre, au point de pouvoir nous les souffler d’avance à l’oreille. Objectif de ce travail de haute couture : ne rien laisser de la tumeur, mais conserver un maximum de rein sain. Tout l’enjeu est d’éviter au patient la perte des fonctions collectrices de cet organe à la vascularisation complexe, qui joue un rôle essentiel dans la filtration du sang et l’évacuation des déchets à travers l’urine. Pour y parvenir, le chirurgien dispose à côté de sa console d’un atout majeur : une impression en 3D du rein du patient.
La morphologie précise de l’organe étant propre à chaque individu, c’est une pièce unique qui reproduit précisément ses particularités anatomiques. Les veines sont visibles en bleu, les artères en rouge et les structures collectrices en jaune. Et, bien sûr, elle matérialise aussi la tumeur – sa taille et sa localisation précise –, qui apparaît en violet, enchâssée dans le rein transparent. La fabrication de cet objet dans le Fablab de l’IUT de Bordeaux, en collaboration avec le « technoshop » Coh@bit, a nécessité pas moins de dix heures, au cours desquelles des couches de cinq micromètres de résine plastique photopolymérisable ont été déposées les unes après les autres dans une imprimante 3D (de la marque Stratasys), avant d’être solidifiées par un faisceau ultraviolet. Puis deux étapes de polissage et de vernissage ont suivi pour parfaire le travail.
Mais, avant d’être imprimé en 3D, ce rein a d’abord fait l’objet d’une modélisation numérique réalisée en interprétant les scanners effectués avant l’opération, grâce à un logiciel mis au point avec Fujifilm. Cet avatar s’affiche d’ailleurs sur l’écran de la console, sous les yeux du chirurgien. Pouvoir montrer et manipuler un modèle physique de l’organe opéré présente plusieurs avantages. C’est d’abord un excellent « média ». La veille de l’opération, Jean-Christophe Bernhard a ainsi pu exposer de façon très concrète à son patient le déroulement de l’intervention. « Cela permet aussi d’en détailler les risques associés, et de mieux lui expliquer les règles de prudence qu’il devra appliquer juste après », souligne le médecin. Une procédure qui réduit considérablement les risques d’incompréhension, et donc l’anxiété, chez les opérés. C’est en tout cas ce qui ressort d’une étude systématique sur la bonne compréhension des détails de l’opération, menée dans son service depuis deux ans auprès de patients ayant reçu ou non une copie de leur organe imprimé en 3D.
Un objet pour former
Disposer de cet objet facilite aussi le travail de l’équipe médicale et du chirurgien en leur permettant de mieux anticiper la manière dont l’opération se déroulera. La compréhension en amont des spécificités du patient et l’évaluation de la complexité de l’opération à mener sont à la fois plus fines et plus rapides, selon une autre étude en cours, dont les résultats devraient être prochainement rendus publics.
«Mieux informés, les patients sont moins anxieux», Pr Bernhard
À l’issue de l’opération et de retour dans son bureau – où s’alignent une quinzaine d’impressions 3D de reins de patients précédemment opérés, présentant des tumeurs de toutes tailles –, Jean-Christophe Bernhard souligne qu’il s’est initié à cette technologie dès 2013, alors qu’il travaillait sur la chirurgie guidée par l’image aux États-Unis. C’est là qu’il s’est intéressé aux machines dites de fabrication additive. À ce moment-là, elles étaient encore très coûteuses et peu répandues. « J’ai fait réaliser mes premiers reins imprimés au Japon, et je me les faisais expédier par Fedex », se souvient-il en riant. « De retour en France, j’ai débarqué un jour au Fablab de l’IUT, avec ma petite valise contenant ces reins. Cela a produit son petit effet. C’est ainsi qu’a commencé notre collaboration, qui se poursuit aujourd’hui. » Prochaine étape : imprimer des reins modèles pour permettre aux chirurgiens et aux étudiants de se former à cette opération complexe. « Nous avons d’ores et déjà fait la preuve d’un concept de modèle en matériau souple, mimant les tissus du corps, dont les moules, les cavités collectrices et les vaisseaux sont reproduits par impression 3D. »
Cette innovation a nécessité des études d’élastographie et de nombreux essais avec différents matériaux, notamment des assemblages variés de silicone, pour obtenir des textures se rapprochant au maximum de celles des tissus vivants. Le résultat obtenu est convaincant. Et prometteur. Ce serait en effet une bonne alternative offerte aux médecins et futurs médecins contraints, encore aujourd’hui, de s’entraîner sur des cadavres ou des organes animaux, généralement sans tumeur. « On pourrait même imaginer de réaliser une modélisation correspondant à la morphologie d’un patient précis, pour une répétition générale de l’opération avant le jour J. » Le CHU cherche désormais des financements afin de poursuivre ces travaux, dont les débouchés pourraient dépasser largement le cadre de l’urologie.
Au tour du Cancer du poumon
À l’institut mutualiste Montsouris, à Paris, cela fait déjà plus de cinq ans que les chirurgiens opérant des personnes atteintes d’un cancer du poumon disposent d’une reconstitution numérique en 3D de l’anatomie des vaisseaux et des bronches pulmonaires, propre à chaque patient et établie grâce aux données obtenues
par scanner. Elle s’avère d’une aide précieuse pour éviter l’ablation d’un lobe entier, lorsque la tumeur est de petite taille.
Mais, dans le cadre d’opérations traditionnelles, sans robot, avoir sous les yeux un objet physique matérialisant l’organe en trois dimensions évite au chirurgien de devoir se reporter à l’écran pendant qu’il opère. Déjà expérimentée avec intérêt par
les praticiens, cette méthode va désormais faire l’objet d’une évaluation systématique pendant un an, afin de mesurer ses apports, notamment en matière de réduction du temps d’intervention, de satisfaction du chirurgien voire de diminution de son stress.
Photo : Anne-Charlotte Compan
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 18, p. 30)