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La bienveillance en médecine, ça se travaille

{{ config.mag.article.published }} 21 juin 2019

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Bénédicte Muller

Mot de l’année 2018 pour Le Robert, c’est surtout une notion essentielle pour les patients. Et une pratique médicale qui s’apprend !

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« P’tite nature va… ». Quand le radiothérapeute lui a assené cette remarque, alors qu’elle demandait un arrêt-maladie d’une semaine, Élisabeth* est restée sans voix. Abattue par un gros coup de fatigue au milieu de sa radiothérapie, après avoir enchaîné d’une seule traite chimiothérapie et tumorectomie, elle avait vraiment besoin d’une pause. « J’ai fondu en larmes et je suis allée voir l’ami chirurgien qui m’avait opérée pour qu’il m’arrête. » La chimio, elle s’était organisée pour la recevoir le jeudi, ce qui lui permettait de ne s’arrêter que deux jours. Pour la chirurgie, elle n’avait levé le pied que trois semaines, « mes vacances habituelles du mois d’août ». Quant à la radiothérapie, elle y allait le matin, avant de démarrer sa journée de travail. « Le radiothérapeute était au courant de mon métier et de mon parcours. » Élisabeth est elle-même médecin. Bien placée, donc, pour savoir ce qu’un patient attend d’un praticien : « qu’il prenne le temps de se mettre à la place de l’autre avant de parler ou d’agir, sache écouter, dire « je comprends », et se demande ce qu’il conviendrait de faire pour améliorer le quotidien de la personne. » L’inverse, en somme, de ce qu’elle a reçu de ce radiothérapeute…

Philippe Baudon, généraliste à la retraite, est lui aussi très remonté, contre les médecins d’un hôpital parisien qui ont pris en charge sa femme, atteinte d’un glioblastome (une tumeur cérébrale très agressive). L’expérience l’a tellement secoué qu’il en a écrit un livre** pour dénoncer l’inacceptable et exhorter ses confrères à se ressaisir : « En oncologie, les infirmières font un travail exceptionnel » mais, côté médecins, « j’ai vu faire n’importe quoi, loin du serment d’Hippocrate ». Deux ans après, Philippe reste ulcéré par ce praticien qui, au moment de lui faire signer son adhésion à un essai thérapeutique, a sèchement répondu à son épouse, qui cherchait des réponses à ses questions : « “Madame, compte tenu de votre pathologie, si vous êtes toujours en vie dans six mois, vous ferez partie des 5 % de survivants…” Voilà ce qu’il lui a dit… Ce n’est pas l’idée que je me fais de la médecine, que j’ai exercée pendant quarante ans. Selon moi, on ne doit pas se contenter de surveiller le yo-yo des globules rouges. Quand on voit un malade en souffrance, on le remonte et, pour l’aider, il n’y a pas que les médicaments. » (Lire aussi notre article : Le poids psychologique des essais cliniques)

La base de la relation soignant-soigné

Béatrice le traduit à peine autrement. Après un premier cancer, en 2013, et deux récidives, elle affiche à 39 ans une sacrée expérience de la maladie, qu’elle affronte avec un naturel positif et souriant, presque à toute épreuve : « Je ne me plains pas de ma situation générale, je n’attends pas de pitié. Mais quand j’explique, en pleurs, pourquoi j’ai mal, je voudrais que le personnel soignant comprenne ce que je vis et trouve une solution pour me soulager. »

Comprendre, soulager… Ne serait-ce pas simplement ça, être bienveillant ? Se rappeler la base de la relation soignant-soigné ? La notion, très galvaudée aujourd’hui, est difficile à définir autrement que par opposition à la brutalité des gestes et à la violence des mots. « C’est un terme fourre-tout, confirme le Pr Walter Hesbeen, infirmier et docteur en santé publique à l’université catholique de Louvain (Belgique). Comme l’empathie, il renvoie à trop de représentations différentes. Je préfère parler de considération pour l’autre. » Sommité dans la formation à « l’éthique du soin au quotidien », il sillonne régulièrement la France pour donner des conférences destinées aux futurs soignants. Pour lui, la considération du patient « est une des pierres d’achoppement de la pratique médicale et paramédicale : 85 % à 90 % des courriers et plaintes adressés aux hôpitaux ne concernent pas les qualités techniques ou scientifiques. Ils pointent la violence d’une médecine de plus en plus technologique et centrée sur la pathologie envers une population qui fait pression pour que l’humain soit de moins en moins banalisé ».

Faire des soins et prendre soin

Selon Walter Hesbeen, pourtant, les « révolutions technoscientifique et humaniste ne sont pas incompatibles ». Dans l’univers de la santé spécialement, la bienveillance s’avère même payante (lire encadré). Ces « petits riens qui font la valeur ajoutée des soins », comme l’indique Peggy d’Hahier***, infirmière libérale depuis vingt ans, n’ont pas seulement un effet sur le moral. Ils ont un impact direct sur la santé. Car « soigner, rappelle Walter Hesbeen, c’est à la fois faire des soins et prendre soin ». La bienveillance est donc une compétence clinique. Et, comme les autres compétences, elle s’apprend. Peggy d’Hahier en sait quelque chose. À force d’accompagner des malades de cancer à domicile, elle a bien compris que la bienveillance médicale n’avait rien à voir avec une vocation ou un talent inné : « C’est sans doute la qualité professionnelle la plus difficile à acquérir. Quand j’ai commencé, je ne savais pas comment me placer. À domicile, on se retrouve dans une très grande proximité avec le patient et on peut vite être considéré comme un membre de la famille. Mais on risque alors de tomber dans le piège de l’affect, qui empêche d’être aidant. »

Car bienveillance ne veut pas dire sympathie : « On n’est pas là pour être copains, souligne Benjamin Julian-Michel, cadre de santé formateur en institut de soins infirmiers à Alès. Notre objectif est de favoriser la guérison du patient en obtenant son adhésion thérapeutique. » « Tout en manifestant de l’empathie, il faut veiller à conserver une distance clinique qui permette une parole rassurante mais rationnelle, précise le Pr Marc Ychou, oncologue digestif et directeur de l’institut du cancer de Montpellier. Toute la difficulté est de trouver sa juste place. »

Adapter chaque acte au patient

Pas simple en effet : les soins sont des gestes techniques et les traitements, spécialement en cancérologie, répondent à des protocoles. La bienveillance, elle, n’obéit à aucun mode d’emploi. Une règle absolue en revanche : « toujours se rappeler que le malade ne se confond pas avec sa pathologie », martèle Walter Hesbeen, qu’il est « hôte de sa maladie, sans avoir été préparé à ce rôle », précise le Pr Ychou, ou encore qu’« il ne se réduit pas à un ensemble de cellules malignes sur lequel enchaîner des gestes automatiques », renchérit Benjamin Julian-Michel, qui apprend à ses étudiants à fuir les routines : « Si, dans une journée, vous voyez vingt patients, le malade, lui, ne voit qu’un soignant ! Pour lui, tout est une première fois. » Alors non, on ne déboule pas « dans la chambre 17 pour la perf. On va voir Mme X, à qui l’on doit poser une perfusion. La bienveillance, c’est adapter chaque acte à un patient particulier ».

« On ne déboule pas dans la chambre 17 pour la perf. On va voir Mme X, à qui l’on doit poser une perfusion »

 

Dans cette rencontre médecin-patient, tout compte : un simple sourire, le regard – « particulièrement important pour un malade qui se sent mutilé par une opération ou la perte de ses cheveux » –, un geste apaisant si l’on ressent le besoin de proximité de la personne soignée, les silences… « Quoi qu’il se dise, l’écoute est primordiale », souligne Thomas Bielokopytoff, cadre de santé et formateur des élèves aides-soignants au CH d’Annecy. « Sans écoute, impossible d’adapter sa façon d’être », insiste le Pr Ychou, pour qui la personnalisation des traitements, tellement mise en avant en cancérologie, « commence par la personnalisation de la relation ».

Une formation par le théâtre

Une attitude à laquelle infirmiers et aides-soignants sont préparés dès leur formation, par des jeux de rôles et des retours d’expériences post-stages. Ce n’est pas le cas des médecins. « Les études, centrées dès la sélection sur les compétences scientifiques, n’abordent pas la relation au malade », déplore le Pr Ychou. Rien ne prépare le médecin à annoncer la maladie, les traitements, les récidives, à affronter les pleurs, l’angoisse, les douleurs… Face à des patients fragilisés par une violente « faille existentielle », accablés par « cette sensation physique et mentale que leur temps est compté », il est démuni.

Pour aider ses douze internes annuels en cancérologie à libérer leur sensibilité et ouvrir « la forteresse des automatismes » (ne pas rester le regard scotché à l’ordinateur en consultation, ne pas s’adresser debout à un malade alité, réintroduire un examen clinique même quand le diagnostic est déjà établi…), le Pr Ychou a imaginé, avec le metteur en scène Serge Ouaknine, une formation par le théâtre. Placés sous le double regard du metteur en scène et du médecin, les étudiants apprennent ainsi à gérer des situations délicates face à des acteurs. Les bienfaits sont tels qu’en 2013 le Pr Ychou a réussi à convaincre la faculté de médecine de Montpellier-Nîmes d’introduire de tels ateliers dès la quatrième année de la formation. Deux cent quarante futurs médecins bénéficient désormais de cette première sensibilisation chaque année. Avec le Collège national des enseignants de cancérologie, l’oncologue espère étendre cette formation au niveau national. « Pour chaque médecin humanisé, dit-il, ce sont des milliers de malades qui vivront mieux. »

Une certitude aussi pour les patients. Quand la bienveillance est au rendez-vous, ça change tout : « Les mots, les gestes des soignants ont été essentiels dans mon parcours », salue ainsi Catherine, soignée il y a dix ans pour un cancer du sein avec mastectomie à Nantes. Même hommage de la part de Julie, qui en juillet dernier a subi opération puis chimio à Curie : « À aucun moment je ne me suis sentie un poids pour l’équipe médicale. Aucune de mes questions n’a été éludée, on ne m’a pas prise pour une idiote parce que je demandais trois fois la même chose. De la personne de l’accueil aux médecins, et aux infirmières, chacun a su se positionner pour m’apporter soin et réconfort sans me cantonner à cette seule position de « soigné » ni m’infantiliser. Chacun s’adressait à moi comme quand je n’étais pas malade, tout en portant une grande attention à mon ressenti et à ma parole. »

* Le prénom a été changé.
** Médecin lève-toi !, éditions Nymphéas, 2018.
*** mllepeggy.blogspot.com/

LA BIENVEILLANCE EST THERAPEUTIQUE

Plusieurs travaux, menés aux états-Unis, ont confirmé que l’attitude des soignants avait un impact sur la santé des patients. Après avoir épluché treize études scientifiques, le Dr John Kelley, chercheur en psychologie médicale à l’université de Harvard, publiait ainsi ses conclusions dans la revue Plos One, en 2014 : « La qualité de la relation et de la communication que le soignant établit avec son patient a des effets mesurables sur certains marqueurs très concrets, comme la pression artérielle ou les scores de douleur.» En 2017, une équipe de psychologues sociaux de Stanford a mené sa propre étude. Les chercheurs voulaient savoir ce qui, de la compétence ou de la chaleur humaine, l’emportait dans l’effet blouse blanche. Pour y voir plus clair, ils ont soumis des patients souffrant de démangeaisons à une expérience. Tous se voyaient prescrire une crème placebo. Les uns étaient reçus dans une salle en désordre par un « médecin » jeune (avec un badge d’interne) s’exprimant de façon hésitante et semblant très mal à l’aise face à une simple prise de tension. Les autres étaient pris en charge par un « médecin » sûr de lui. Résultat : les patients s’estimaient mieux soignés par le second. Pour affiner les résultats de l’expérience, les chercheurs ont ensuite demandé aux médecins de moduler leur comportement. Certains se montraient chaleureux, appelaient le patient par son nom, discutaient avec le sourire pendant la consultation. D’autres au contraire se comportaient froidement, les yeux rivés sur leur écran, et s’adressaient aux patients d’une voix distante. Les résultats ont montré que le médecin témoignant compétence et chaleur humaine obtenait de meilleurs résultats que le compétent froid ou l’incompétent chaleureux. Et pas seulement dans le ressenti : chez ses patients, la zone de peau enflammée avait diminué.

 

Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 16, p. 98)


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Claudine Proust

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