Depuis les années 90, les médecins disposent d’une nouvelle hormonothérapie pour lutter contre les récidives du cancer du sein : les anti-aromatases (voir notre article « l’hormonothérapie, kézaco »). Si les études montrent que ce traitement est plus efficace chez les patientes ménopausées que le médicament prescrit depuis les années 70, le tamoxifène, il n’est pas pour autant dépourvu d’effets secondaires.
Alors, ce bénéfice compense-t-il vraiment son impact sur la qualité de vie des femmes qui le prennent ? Pour répondre à cette question, nous avons interrogé 2 spécialistes : le Docteur Mouly, gynécologue, ancien chirurgien-gynécologue et mammaire à Gustave Roussy, et le Docteur Pistilli, cancérologue spécialisée en pathologie mammaire à Gustave Roussy.
À quel besoin répondait l’arrivée des anti-aromatases ?
Dr Mouly : Avant l’arrivée des anti-aromatases, nous prescrivions du tamoxifène. Comme tout médicament, il est associé à certaines complications. Il y a un risque faible de cancers de l’endomètre, même si je pense que ce risque est lié à une mauvaise exploration avant de démarrer le traitement et que cela ne devrait plus arriver. Il y a aussi des risques veineux et artériels et sur la coagulation.
En 1995, on s’est penché sur le cas des femmes ménopausées. On s’est demandé d’où venaient les œstrogènes chez ces femmes dont les ovaires ont cessé de fonctionner : ils viennent en fait de la conversion des androgènes par une enzyme appelée l’aromatase. C’est comme ça qu’on a développé des médicaments capables de bloquer cette voie de production des œstrogènes après la ménopause : les anti-aromatases.
Quel est le bénéfice apporté par les anti-aromatases ?
Dr Pistilli : Globalement, il a été démontré que les anti-aromatases réduisent le risque proportionnel de rechutes locales et à distance de cancer du sein d’environ 30% par rapport au tamoxifen. Donc, il y a un vrai bénéfice en terme de rechute de la maladie.
En revanche, il n’y a pas un vrai bénéfice sur la survie globale si on compare les anti-aromatases au tamoxifen. Mais il ne faut pas oublier que l’hormonothérapie (par anti-aromatases ou par tamoxifen, en comparaison à l’absence de traitement) a réduit presque de moitié le risque de mortalité des patientes atteintes d’un cancer du sein.
Dr Mouly : Les aromatases n’apportent pas de bénéfice sur la survie globale mais sur le risque de récidive.
Les études ont aussi montré qu’il y a eu plus de décès de causes non-carcinogéniques [non liées au cancer, NDLR] avec les anti-aromatases mais ça, on ne le dit pas [dans l’étude comparant le tamoxifène au létrozole, un anti-aromatase, on a déploré 60 décès non liés à un cancer parmi les femmes sous létrozole et 48 parmi les femmes sous tamoxifène. Il n’y a toutefois pas différence significative entre les 2 groupes, NDLR]. Et puis, on a vu apparaître des effets secondaires : sécheresse vaginale, ostéoporose, douleurs articulaires…
Justement, a-t-on suffisamment pris en considération ces effets secondaires lors des essais cliniques ?
Dr Pistilli : Les premières études cliniques ont rapporté des taux d’arthromyalgie [douleurs articulaires, NDLR] autour de 20%. Dans la « vie réelle », hors essai clinique, on était à 60%.
Au début, quand les anti-aromatases ont été introduites, les bénéfices étaient indéniables et on ne s’est pas trop focalisé sur les effets secondaires alors que, dans la pratique clinique quotidienne, on doit gérer pas mal d’effets secondaires. La surveillance des patientes sous hormonothérapie est la priorité maintenant.
Dr Mouly : En 2005, j’ai été invité, avec toute l’équipe de Gustave Roussy, où je travaillais alors, à assister au premier congrès « Femmes et cancer » à Rio pendant lequel les résultats préliminaires de l’étude ATAC ont été présentés [étude clinique comparant l’efficacité du tamoxifène à celle de l’anastrozole, un anti-aromatase, chez des femmes ménopausées avec cancer du sein, NDLR]. Les résultats montraient un bénéfice de 3 % sur le risque de récidive à 5 ans.
Mais ils avaient oublié de présenter les effets secondaires. Alors j’ai levé la main et j’ai demandé : « Pourquoi taper si fort sur des femmes de très bon pronostic et faire que leur qualité va devenir catastrophique pour un si faible bénéfice ? Peut-être faudrait-il faire une distinction entre les femmes avec un bon pronostic des femmes avec un mauvais pronostic ». L’oncologue qui présentait les résultats m’a répondu : « Qu’est-ce que tu nous emmerdes avec le vagin des femmes ! ». Ça m’a choqué parce que je pense que la qualité de vie d’une femme est aussi importante et qu’il faut regarder la balance bénéfice-risque.
Les indications des anti-aromatases ont-elles changé maintenant qu’on connaît mieux leurs effets secondaires ?
Dr Pistilli : Sur la bases des études scientifiques, toutes les recommandations internationales vont dans la même direction : le premier choix doit être les anti-aromatases pour les femmes post-ménopausées mais il faut prendre le temps de parler avec la patiente des effets secondaires et instaurer une relation de confiance avec elle pour qu’elle n’hésite pas à venir nous en parler.
Pour les femmes en pré-ménopause, c’est à discuter. Étant donné les effets secondaires, on ne prescrit les anti-aromatases qu’aux femmes à risque majeur de rechute, c’est-à-dire des femmes de moins de 35 ans avec une atteinte ganglionnaire initiale. Pour ces femmes, les études ont montré un bénéfice des anti-aromatases.
Quand la patiente ne tolère pas les anti-aromatases, on passe au tamoxifène. Mais dans ma pratique, cela n’arrive pas souvent. On peut gérer les effets secondaires s’ils sont pris en charge précocement. Pour ça, il faut en parler bien en amont avec la patiente, bien expliquer comment on peut les gérer, comment le style de vie permet de les réduire.
J’insiste beaucoup sur l’activité physique régulière car il a été montré qu’elle réduit les douleurs, les bouffées de chaleur, la prise de poids… À Gustave Roussy, on a mis en place le programme « Mieux vivre le cancer ». Les femmes y échangent sur leurs expériences et c’est souvent plus motivant que n’importe quelle parole d’un oncologue. Je préviens aussi les patientes que si l’activité physique ne suffit pas, il faut qu’elle nous contacte pour qu’on mette en place des traitements. J’explique aussi que la première année est souvent la plus difficile. Cela permet d’éviter de devoir changer de traitement en passant d’une aromatase à l’autre ou en passant d’une anti-aromatase au tamoxifène.
Concernant les troubles gynécologiques, nous n’avons pas beaucoup de solutions : des gels lubrifiants ou le laser vaginal (lire notre article « MonaLisa Touch, l’espoir d’un traitement remboursé pour l’atrophie vaginale »). Nous n’avons pas de solutions efficaces pour la libido à part proposer une consultation avec un sexologue. Mais les patientes en parlent rarement avec leur oncologue et c’est une problématique de couple très difficile à gérer.
Dr Mouly : Avec le temps, je me suis aperçu que, lorsqu’on commençait l’hormonothérapie par des anti-aromatases, les femmes avaient très mal et ne la supportaient pas. Alors on passait au tamoxifène. Des études récentes proposent d’ailleurs de commencer par le tamoxifène avant de passer à une anti-aromatase.
Les études montrent qu’il y a 25% d’abandon avec les anti-aromatases alors que ce taux est de 19% avec le tamoxifène. Les hormonothérapies sont importantes, il ne faut pas les abandonner. Les anti-aromatases sont d’excellents médicaments pour les femmes qui sont à risque de récidive mais, si elles ne les supportent pas, on peut passer au tamoxifène parce qu’il protège aussi, surtout si on respecte des règles hygiéno-diététiques : arrêt de la cigarette, perte de poids, activité physique… Le tamoxifène présente aussi l’avantage d’éviter l’ostéoporose, les arthromyalgies et les myalgies. Il permet une lubrification vaginale et d’avoir une vie de femme.
Je pense qu’il faut adapter le traitement à chaque patiente, voir qui on a devant soi et ne pas se limiter à un âge et une tumeur.
Propos recueillis par Emilie Groyer