Vous avez souhaité nous alerter sur un manque d’accès à l’innovation en France, notamment dans le cancer du sein, qui est votre spécialité.
Dr Cottu : Nous sommes confrontés à une série de limitations de soins dans le cancer du sein. Il y a des allers-retours administratifs qui ouvrent la porte à des innovations avant de les refermer. Des situations paradoxales où on donne une autorisation de mise sur le marché à un médicament… mais sans remboursement. Des injonctions à de la « désescalade thérapeutique » sans financement des outils qui les permettent… On nage en plein Kafka : d’un côté le président de la république qui annonce une politique décennale de lutte contre le cancer axée sur la médecine personnalisée et des agences publiques qui ne nous laissent aucun moyen d’atteindre ce but !
Qu’est-ce que cela implique dans votre exercice quotidien et pour vos patients?
Dans le référentiel1 d’Ile de France, que je coordonne avec le Dr Suzette Delaloge, oncologue à Gustave Roussy, et prochainement avec le Pr Joseph Gligorov à l’APHP, nous faisons des recommandations de prises en charge que nous ne pouvons pas suivre parce que nous n’avons pas accès aux traitements ou actes innovants – qui pourtant existent.
C’est le cas des signatures génomiques : il s’agit d’un test génétique qui permet d’évaluer le bénéfice de la chimiothérapie pour chaque patiente. Dans le cancer du sein précoce, ces tests permettent d’éviter à environ 20% des femmes un traitement inutile. C’est loin d’être anecdotique, cela concerne plusieurs milliers de patientes par an !
Pourtant, ces tests ne sont pas pris en charge par l’assurance maladie car ils n’ont pas obtenu l’aval de la Haute Autorité de Santé. La France est l’un des seuls pays au monde à ne pas reconnaître officiellement la pertinence de ces signatures génomiques.
Refuser de financer un test qui coûte quelques centaines d’euros quand on sait ce qu’une chimiothérapie coûte en termes de soin immédiat et, ensuite, en soins de support, c’est incompréhensible. Ce raisonnement archaïque nous transforme de plus en plus en village gaulois…
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Cette restriction d’accès à l’innovation ne concerne pas seulement les tests génétiques, elle concerne aussi les traitements…
Oui. Dernièrement, deux médicaments innovants – l’atezolizumab et l’alpelisib – ont obtenu une autorisation temporaire d’utilisation (ATU2). Cette procédure nous a permis de les prescrire à nos patientes en attendant leur autorisation de mise sur le marché. Mais, un an plus tard, ces ATU ont été retirées par les autorités de santé ! Nous n’y avons donc actuellement plus accès, alors même que l’expérience clinique confirme l’utilité de ces traitements chez des patients correctement sélectionnés.
On peut citer aussi le pertuzumab néoadjuvant3 dans le cancer du sein HER2+. Ce médicament a obtenu une autorisation de mise sur le marché mais pas son remboursement. On ne peut donc pas le prescrire. Il existe aussi une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le pertuzumab, en situation adjuvante pour les cancers du sein HER2+ à risque élevé de rechute dans la plupart des pays. Au total, nous sommes les seuls à ne pouvoir offrir cette option thérapeutique à nos patients.
Comment arrive-t-on à de tels retournements ?
Parce que, pour qu’un médicament conserve son ATU ou obtienne un remboursement, il faut démontrer qu’il apporte un bénéfice aux malades. Et pour les 3 médicaments que j’ai cités précédemment, les autorités de santé ont considéré que le bénéfice n’était pas suffisant.
Pourtant, on sait que certains patients répondent favorablement à ces traitements. On a encore du mal à les identifier, mais des recherches complémentaires permettraient certainement de le faire. Au lieu de ça, on retire purement et simplement l’accès à tous les malades. C’est injuste pour les patients chez qui le traitement fonctionne. Dans le cas de l’alpelisib par exemple, certains malades, qui présentent des mutations bien particulières, gagnent 8 mois en survie globale. 8 mois, c’est considérable à l’échelon individuel quand on présente un cancer avancé !
Et ces situations concernent aussi bien les cancers à un stade précoce – avec les signatures génomiques et le pertuzumab – qu’à un stade avancé métastatique – avec l’atezolizumab et l’alpelisib.
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Pourtant la stratégie décennale de lutte contre le cancer, qui a été rendue publique pour la journée mondiale du cancer le 4 février dernier, fait de la lutte contre les séquelles et les cancers de mauvais pronostics des axes majeurs…
Oui, et c’est tout à fait louable, mais totalement incohérent avec la réalité.
On donne comme objectif de réduire de ⅔ à ⅓ la part des patients souffrant de séquelles à 5 ans après le diagnostic : le meilleur moyen de ne pas souffrir de séquelles, c’est encore de ne pas recevoir le traitement quand il est inutile. Et pour ça, nous avons besoin des signatures génomiques. Précisément celles que l’on ne rembourse pas.
Quant à lutter contre les cancers de mauvais pronostic, il existe des traitements innovants qui améliorent la survie des malades, comme l’alpelisib et le pertuzumab, mais on n’y a pas accès.
En résumé, on ne peut pas avoir un discours de politique générale qui dit qu’on va faire de la médecine personnalisée et s’engager vers une désescalade thérapeutique raisonnée, et ne pas donner les moyens de le faire. Il me semble urgent que notre communauté citoyenne, patients comme soignants, décideurs comme chercheurs, prenne conscience de ces incohérences.
Propos recueillis par Emilie Groyer